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Articulo
Revista Universitaria de Geografía
versión On-line ISSN 1852-4265
Rev. Univ. geogr. vol.17 no.1 Bahía Blanca 2008
Les géographies de l'altérité: géographie de l'exploration, géographie coloniale, géographie tropicale, géographie du développement, géographie postcoloniale
Paul Claval
Investigador, Université de Paris-Sorbonne.
"Géographie de l'exploration, géographie des colonies, géographie coloniale, géographie impériale, géographie d'outre-mer, géographie tropicale, géographie postcoloniale": quels sont les problèmes d'épistémologie et d'histoire intellectuelle que pose l'étude de ces géographies de l'altérité? Les désignations ont changé avec le temps. L'idée de concevoir la géographie comme une discipline de l'exploration du monde est déjà présente en Grèce. Les Grandes Découvertes rappellent combien elle est centrale dans nos pratiques. Cette place s'affirme encore au moment où les Etats s'ingénient à cartographier les océans, au XVIIIe siècle, puis l'intérieur des continents, au XIXe.
La géographie tropicale ne clôt pas un chapitre de notre discipline qui appartiendrait désormais au passé. Elle a été relayée par les géographies du Tiers Monde et du développement, ou par celles qui ont pour thème le "Sud", opposé au "Nord" industrialisé depuis longtemps.
Notre réflexion essaie de définir deux moments et deux aspects de la pratique géographique -ceux de la colonisation et de la décolonisation qui lui a fait suite; elle les situe dans une perspective plus longue, celle de la prise en considération, par la géographie, de formes de l'ailleurs si spécifiques qu'elles demandent des approches originales. La géographie coloniale est un moment dans l'histoire des géographies de l'altérité- de l'altérité profonde, celle que l'on ne peut aborder avec les outils couramment mobilisés pour parler de la France, de l'Europe, du monde méditerranéen et des pays déjà peuplés par des Européens.
C'est sur cette double dimension que je voudrais ici insister.
Une séquence dans une longue histoire
La première manière d'appréhender le thème de la géographie de l'altérité repose sur constat simple : il s'agit d'une séquence particulière au sein d'une histoire plus longue. On a tendance à mettre entre parenthèse les périodes qui ont précédé et celles qui ont suivi, pour se concentrer sur un moment qui paraît particulièrement important.
La géographie de l'exploration
Les termes successivement utilisés pour désigner les aspects de la discipline qui nous retiennent invitent à partager cette attitude. La géographie de l'exploration se développe à une époque où le problème essentiel est de faire disparaître les blancs qui existent encore sur la carte du monde : il s'agit évidemment de la forme la plus absolue de l'altérité, celle qui concerne des lieux sur lesquels on ne sait rien. Cela conduit à privilégier deux aspects de la démarche géographique : (i) le lever topographique, puisqu'il s'agit de mesurer des latitudes et des longitudes pour insérer les lieux et les zones nouvellement parcourues sur la grille universelle des coordonnées, et de reporter sur la carte les traits les plus remarquables de leur relief et de leurs milieux; (ii) l'observation, puisqu'il s'agit de procéder à un inventaire de tout ce qui est singulier dans les espaces que l'on vient de pénétrer.
Par sa dimension topographique, la géographie de la découverte applique aux régions de la terre qui avaient jusqu'alors échappé à l'analyse scientifique une procédure de repérage qui les fait entrer dans un cadre commun: elle fait disparaître de la sorte leur originalité la plus fondamentale -mais c'est pour mieux appréhender celles que l'observation révèle alors.
La nature étonne: l'exubérance des forêts tropicales humides, le paysage de parc de la savane arborée, les monotones étendues de la steppe tout autant que la forêt atlantique des Etats-Unis ou que la forêt boréale. Les descriptions d'animaux inconnus foisonnent. Rares sont les voyageurs qui, au XVIe ou au XVIIe siècles, sont réellement précis dans leurs descriptions -les Jésuites faisant exception. Comme le dira plus tard Bernardin de Saint-Pierre, les mots manquent encore pour rendre le paysage et les formes vivantes qui le peuplent. Il est plus facile de s'attacher au mœurs: les hommes et les femmes que l'on rencontre ont des comportements si étranges que d'aucuns s'interrogent sur leur humanité; ne vont-ils pas nus? Ne dévorent-ils pas leurs semblables? Ne sont-ils pas imprévisibles, souvent cruels? Ils ne connaissent pas la vraie foi : ils nous sont inférieurs en cela; s'ils sont réellement des hommes -et dès le XVIe siècle, la controverse de Salamanque ou le chapitre des « Anthropophages » des Essais de Montaigne ne laissent subsister aucun doute sur ce point-, le devoir des Européens est de les convertir (Montaigne, 1580). Sont-ils d'ailleurs aussi mauvais qu'on ne le dit (Chinard, 1911)? N'ignorent-ils pas certains des péchés capitaux, l'avarice, la gourmandise? Sommes-nous si différents et si supérieurs à ceux que nous découvrons, commencent à penser des esprits indépendants, comme Challe, au XVIIe siècle (Challe, 2002)? Le mythe du bon sauvage ne tarde pas à apparaître. Il conduit à l'image que Bougainville donne de la Nouvelle Cythère (Bougainville, 1771): elle enchante les philosophes (Diderot, 1773).
Les progrès des sciences naturelles modifient le regard que les Européens portent sur la végétation, les formes vivantes et les techniques mises en œuvre par les populations locales pour les exploiter : on apprend à distinguer les grandes formes de la végétation naturelle; on admire le soin avec lesquels les riziculteurs travaillent leurs champs en Asie méridionale ou orientale. Mais on condamne certaines pratiques : les populations indigènes n'abusent-elles pas du feu ? Ne déclenchent-elles pas de la sorte des formes d'érosion qui les ruineront un jour? Les types d'élevage qu'elles pratiquent sont-ils vraiment rationnels?
Au sentiment de supériorité morale qu'éprouvaient les chrétiens vis-à-vis de païens s'ajoute désormais la certitude que les techniques européennes sont plus efficaces que celles mises en œuvre dans le reste du monde : il ne s'agit plus seulement d'évangéliser les sauvages. Il faut leur apprendre la raison.
Géographie coloniale, géographie des colonies, géographie impériale
La géographie coloniale emprunte beaucoup à la géographie de l'exploration: elle repose sur la cartographie systématique des espaces qu'ouvrent les Européens. Les paysages fascinent souvent. La curiosité pour les mœurs est aussi vive que par le passé et s'accompagne des mêmes sentiments ambigus : fascination pour des manières d'être différentes des nôtres, interrogation parfois sur le bien-fondé de certaines de nos habitudes, sentiment de supériorité justifié à la fois par la tranquille assurance que l'on tire de participer à une civilisation chrétienne -même si on ne met guère en œuvre ses préceptes-, et par la qualité des savoirs et des techniques que l'on maîtrise. L'idée qu'il faut convertir ou moderniser les peuples que l'on trouve est présente chez beaucoup.
Il s'y ajoute autre chose: la découverte d'opportunités qui tiennent à la position d'inégalité qu'entraînent la plupart des contacts. On le constate dès les Grandes Découvertes: il y a des richesses à piller, des personnes que l'on peut faire travailler pour une bouchée de pain ou que l'on peut réduire en esclavage -c'est l'essence de la théorie de l'accumutation primitive de Marx (Marx, 1868). A une époque où les mœurs européennes sont rigoureuses, comment résister à l'attirance de femmes plus faciles- ou plus faciles à forcer?
L'exploitation coloniale n'est pas née d'en haut : elle résulte des opportunités qui naissent des contacts. Elle existe, comme tentation, dès le début des Grandes Découvertes. Elle se systématise peu à peu : la volonté de conversion justifie la conquête. Une fois celle-ci réalisée, comment résister à la pression des marins, des soldats, des marchands, des simples colons qui voient tous les bénéfices qu'ils peuvent tirer de la situation où ils se trouvent?
Ce qui est au nouveau au XIXe siècle, c'est l'effort de rationalisation auquel donnent lieu les pratiques déjà anciennes de l'exploitation coloniale. On condamne déjà les formes les plus brutales auxquelles celle-ci a donné lieu -c'est grâce aux efforts de la plus grande puissance coloniale du XIXe siècle, la Grande-Bretagne, que la traite des Noirs disparaît. C'est grâce aux efforts d'esprits généreux que l'esclavage finit par être banni des territoires où les Européens l'avaient introduit depuis le XVIe ou le XVIIe siècle.
Les pays encore sauvages offrent des opportunités qui n'existent plus en Europe ou dans les parties déjà occupées depuis longtemps de l'Amérique du Nord : des ressources minières à exploiter, des cultures tropicales qui trouveront facilement à s'exporter, du travail à bon marché -et toujours, mais sans que cela soit explicitement dit, des aventures faciles pour les hommes. On est conscient aussi de la difficulté de l'entreprise, des risques médicaux qu'il y a à s'installer outre-mer, des calamités naturelles qui peuvent faire échouer les efforts de mise en valeur.
Alors que c'est la curiosité qui domine dans la géographie de l'exploration, c'est le souci de développer des savoirs applicables et utiles qui donne à la géographie coloniale sa tonalité, comme l'a fort bien montré Olivier Soubeyran à propos de l'œuvre de Marcel Dubois (Soubeyran, 1997, Dubois, 1895). Elle s'ingénie en effet à mettre une documentation précise et "scientifique" à la portée des militaires, des marins, des gouvernements métropolitains, des administrations coloniales, des marchands, des colons, et de tous ceux qui en Europe ou en Amérique du Nord s'intéressent à la modernisation des pays arriérés et sont prêts à y participer en y plaçant leurs capitaux ou en s'y installant. La géographie coloniale n'est pas construite sur le terrain : elle présente des espaces en montrant les opportunités qu'ils offrent, en soulignant les avantages que les Européens peuvent y retirer de la supériorité de leurs techniques dans le domaine des transports, des communications, de l'ingénierie et de l'exploitation minière, ou dans celui des plantations. Elle réfléchit à la meilleure manière d'intégrer les populations indigènes à la production moderne, et à la façon la plus efficace de les encadrer dans des structures administratives.
Cette géographie coloniale signale aussi les difficultés auxquelles se heurte la pénétration européenne: elle insiste sur les risques médicaux; elle indique la stérilité de nombreuses régions, en Afrique en particulier où la latérisation apparaît comme un péril majeur (Chevalier, 1949). Pour améliorer la production, il faut apprendre aux populations indigènes à respecter l'arbre et la végétation: on transpose au monde tropical la critique des abus du feu et de l'élevage qui s'était développée dans la première moitié du XIXe siècle dans le domaine méditerranéen ou moyen-oriental (Davis, 2007).
De la géographie coloniale à la géographie tropicale
La géographie coloniale est une curieuse construction : elle repose sur la connaissance "topographique" que le progrès de l'exploration et des levers donne de terres jusque-là ignorées. Cela suffit à conforter le sentiment de supériorité de ceux qui la promeuvent, alors même qu'ils n'ont qu'une connaissance sommaire des milieux naturels et des sociétés dont ils traitent. Il s'agit de domaines où les géographes doivent, il faut bien l'admettre, se mettre à l'école d'autres spécialistes: des botanistes ou des zoologistes en ce qui concerne les milieux naturels, des missionnaires ou des ethnographes en ce qui concerne les populations indigènes. Dans le domaine social, la tâche est plus facile lorsque la colonisation prend pied dans des terres de vieille civilisation, dans le monde méditerranéen, au Proche ou au Moyen-Orient, en Asie méridionale ou en Asie orientale: on peut exploiter les textes existant dans les langues locales, étudier les civilisations passées à travers les monuments qui en subsistent ou grâce aux ruines que l'on retrouve. C'est dans les pays où dominent les cultures vernaculaires que la connaissance scientifique des réalités sociales est la plus difficile à mettre en œuvre.
Il est fascinant de voir ce que le plus grand géographe de la première moitié du XIXe siècle, Alexandre de Humboldt, tire de son voyage en Amérique latine (Humboldt, 1810-1813). Le physicien, le botaniste, le zoologue qu'il est montre comment s'ordonnent les milieux naturels de cette partie du monde : il décrit l'étagement en altitude des formations végétales et des formes d'exploitation agricole; il met en évidence le rôle du courant froid qui porte aujourd'hui son nom pour expliquer la singularité climatique du désert littoral du Pérou. Pour que sa vision du milieu naturel soit tout à fait moderne, il lui manque la connaissance d'un domaine qui n'est pas encore né : la pédologie.
Dans le domaine humain, les résultats qu'il apporte sont très divers: dans l'intérieur du Vénézuela, lorsqu'il est en contact avec des sociétés indiennes primitives, il ne nous livre qu'un itinéraire, avec des notations précises, mais qui ne concernent que des zones minuscules. En Colombie, en Equateur, au Pérou, au Mexique, il tire parti des ruines incas ou aztèques, et parlent des villes. Il comprend tout ce qu'apporteront les codex précolombiens lorsqu'on aura appris à les déchiffrer. Mais il n'y a que pour Cuba, terre de plantations développées par des Européens, que les techniques de l'analyse statistique et de l'analyse de terrain qu'il a apprises en Europe peuvent être mises en œuvre (Humboldt, 1813). A la fin du XIXe siècle, les conditions de production d'une géographie "scientifique" et moderne n'existent pas plus que trois générations plus tôt dans la plupart des régions que les Européens ouvrent alors à l'entreprise coloniale : la géographie coloniale n'a pas les moyens de progresser vraiment dans la connaissance des milieux naturels et humanisés.
Deux voies s'ouvrent alors à la géographie: (1) la première s'inscrit dans la logique de la géographie coloniale de la fin du XIXe siècle, mais elle prend du recul, en l'inscrivant dans la durée et en s'interrogeant sur le devenir de l'aventure impériale : c'est la voie choisie par Albert Demangeon dans l'Empire britannique, le plus original de ses livres (Demangeon, 1922). Le tableau qu'il dresse des méthodes de pénétration, d'organisation et d'administration imaginées par les sujets de sa Gracieuse Majesté est un chef-d'œuvre de géographie sociale et politique. Dans la tradition de la géographie coloniale, Demangeon ne nous apprend au fond rien sur les milieux exotiques. Il nous montre par quels moyens les Européens ont su les parcourir, les équiper, y développer des activités minières, des plantations ou des activités d'élevage qui les intègrent dans les circuits de l'économie mondiale. Ce qui ressort de son texte, c'est que la dynamique qui a permis aux Britanniques de contrôler près de 40 millions de km2 à la surface de la Terre s'essouffle: les pays de peuplement blanc, devenus Dominions, s'émancipent; les colonies où dominent des peuples indigènes sont parcourues de mouvements de protestation et de rejet qui posent déjà beaucoup de problèmes à la puissance coloniale, et conduiront fatalement à l'indépendance. Albert Demangeon a parfaitement compris l'intérêt de la géographie coloniale: il en fait le tour en quelques deux cents pages et la mène à sa conclusion: l'aventure coloniale n'aura qu'un temps. Les craquements qui annoncent sa fin sont déjà perceptibles.
(2) La deuxième voie repose sur un principe différent: elle consiste à analyser les milieux exotiques pour ce qu'ils sont. Dans le domaine naturel, les progrès sont rapides depuis les débuts du XXe siècle: la pédologie a cessé d'être une science russe; elle fait comprendre la fragilité de milieux qui sont longtemps apparus aux voyageurs européens d'une fécondité sans égale, mais que le défrichement ruinait en quelques années. La médecine pastorienne met en évidence les enchaînements responsables des grandes endémies et épidémies tropicales.
Dans le domaine humain, la connaissance des sociétés extra-seuropéennes fait des progrès rapides. On reconstitue le passé de celles qui disposaient de l'écriture; on tire des ruines qu'ont laissées celles qui ont disparu une idée de ce qu'était leur géographie au temps de leur splendeur -c'est vrai aussi bien pour les Mayas du Guatémala ou du Yucatan que pour les Khmers d'Angkor. En s'installant pour des séjours de longue durée chez des populations indigènes, les ethnographes savent désormais déchiffrer la logique de leurs institutions et la manière dont les groupes s'insèrent dans le milieu naturel: à l'exemple de Bronislaw Malinovski, on apprend à déchiffrer les univers où l'oralité demeure totale, et à explorer leurs fondements écologiques, comme dans Les Jardins de corail (Malinowski, 1923).
La géographie tropicale cesse d'interpréter les mondes dont l'altérité est profonde comme s'il s'agissait de pays neufs où la seule question qui méritât d'être posée est: quel champ offrent-ils à l'aventure occidentale? On les analyse dans leur logique propre. La géographie avait été conçue en Europe occidentale comme une étude des rapports que les groupes humains entretiennent avec les environnements où ils sont installés et d'où ils tirent leur subsistance. C'est ce paradigme qui est transposé sous d'autres cieux. Pierre Gourou, le pionnier de cette transposition, a trop bien lu Vidal de la Blache et Lucien Febvre pour penser un seul instant que la géographie des terres qu'il analyse s'explique par les contraintes que les milieux y imposent aux hommes -mais ces contraintes existent (Claval, 2006). La géographie se doit d'expliquer quand et comment les diverses sociétés sont parvenues à s'en libérer: le seuil n'est pas encore franchi pour une partie du monde tropical. Les Pays tropicaux, que l'on a souvent considéré comme un travail entaché d'un déterminisme d'un autre âge, essaie au contraire de saisir comment le passage se fait, pourquoi il tarde dans les pays de culture itinérante sur brûlis, et pourquoi il a réussi -mais sans permettre le développement au sens occidental- dans les rizières d'Extrême-Orient (Gourou, 1947).
La géographie tropicale applique à un milieu différent les recettes que les maîtres de la discipline avaient inventées à la fin du XIXe siècle dans des sociétés européennes où les campagnes portaient encore la marque profonde des limitations naturelles. La rupture est totale avec le parti-pris économiste et commercial de la géographie coloniale. Mais le retour de balancier va trop loin : on enferme les sociétés dont on cherche à comprendre l'altérité dans les milieux où elles ont longtemps évolué au moment où la modernisation les aspirent dans le grand chamboulement de la globalisation.
Les au-delàs de la géographie tropicale
La géographie tropicale convient à une époque où le colonialisme est de plus en plus condamné: on ne parle plus de l'Empire, mais de l'Union française. On s'intéresse à la France d'outre-mer: ses sociétés ne sont plus considérées comme inférieures. Aborder l'étude de l'Afrique de l'Ouest, de Madagascar ou de l'Océanie dans l'optique du tropicaliste, c'est accorder à la grande masse de leur population -ce sont encore des mondes essentiellement ruraux- la même considération dont les géographes ont fait preuve à partir de 1890 à l'égard des composantes longtemps oubliées des sociétés occidentales, les agriculteurs, les éleveurs, les artisans sur lesquels toute leur économie reposait.
Ce que l'on découvre bientôt, c'est que ce changement d'optique ne suffit pas à éclairer le devenir des pays qui accèdent l'un après l'autre à l'Indépendance. Leur développement ne s'inscrit plus dans le cadre relativement protégé de l'Empire colonial ou de la zone franc - où la métropole dominait, exploitait et protégeait à la fois les sociétés qu'elle avait prises sous son giron. Le problème est d'apprendre à des peuples à naviguer seuls sur des mers dangereuses. La démographie galopante fait craquer les structures rurales sur lesquelles leurs économies reposaient. C'est à la géographie de leurs villes démesurément agrandies, de leurs immenses bidonvilles, et à l'analyse de leurs essais souvent infructueux de diversification économique qu'il faut s'attacher. La prise en compte de l'altérité demande d'autres démarches: elle implique un retour à l'économie, mais à une économie capable de déterminer la place qui doit revenir à des peuples qui cherchent leur voie.
A peine le virage du développement a-t-il été négocié que d'autres paraissent indispensables : les pays qui diffèrent profondément de nous ont besoin, pour vivre, de se tailler une place dans l'économie mondiale. Mais les mutations que cette évolution implique les menacent de diverses façons: elles risquent de ruiner leur environnement, soumis à des sollicitations trop fortes; elles mettent en danger leurs traditions et les valeurs sur lesquelles ils s'étaient bâtis. Ne faut-il pas, pour aider ces univers en gestation, développer une géographie de l'altermondialisation?
La prise en compte de l'altérité par les géographes: un défi sans cesse renouvelé
La géographie postcoloniale permet-elle se sortir de la ronde des géographies de l'altérité?
La géographie joue un rôle clef dans l'unification du monde sous l'impact de l'Occident. Elle naît d'un intérêt pour l'ailleurs, pour l'autre, pour le différent, qui ne se démentit pas, même si ses formes changent d'une époque à l'autre. Son essor est lié à l'essor des techniques de navigation qui raccourcissent les distances, et à celui de la cartographie, qui permet de donner une vision globale, comme verticale, des terres que l'on vient de parcourir. En liaison avec les sciences naturelles, elle apprend peu à peu à cerner les spécificités de milieux qui diffèrent profondément de ceux du monde méditerranéen et de l'Europe, où elle s'est d'abord épanouie. Grâce au travail qu'elle mène de pair avec les ethnologues, les linguistes, les historiens et les sociologues, elle pénètre la logique d'institutions qui ont d'abord étonné et souvent choqué les Européens; elle admet la singularité des valeurs qui les fondent.
On a tendance aujourd'hui à regarder d'un œil très critique les formes qu'ont prises la géographie et les sciences sociales lorsqu'elles ont commencé à s'attacher à l'étude de l'altérité. On parle d'une géographie postcoloniale, qui serait enfin capable de mettre à nu les présupposés et les préjugés qui privaient les travaux de nos devanciers de la base scientifique dont ils se réclamaient pourtant. L'inspiration est venue d'Edward Said (Said, 1978; 1993): l'Orient que l'Occident s'attache à étudier depuis le XVIIe siècle n'a pas grand-chose à voir avec les réalités de cette partie du monde. A l'Islam, qui le caractérise aujourd'hui, l'orientaliste préfère des civilisations passées qu'il juge supérieures -en Egypte, en Mésopotamie, en Anatolie, en Iran. Il décrit des sociétés en déclin, qu'il présente comme congénitalement incapables d'accéder à la modernisation : n'étaient-elles pas mieux placées que d'autres pour être aux avant-garde de l'histoire, elles qui avaient fait les premiers pas dans la marche au progrès? C'est dire leur médiocrité actuelle!
L'Orient que construit l'intelligence occidentale le déprécie. Un soupçon porte sur toutes ses cultures, jugées inférieures à celles de l'Occident. Une œuvre de dévalorisation intellectuelle précède ainsi la conquête de pays dont l'histoire est plus longue que celle de l'Occident; elle justifie l'entreprise d'exploitation que mènent les puissances occidentales. Plus: c'est une véritable entreprise de dépossession. Elle donne du passé et des valeurs des peuples d'Orient une image abaissée; elle les prive de leur dignité.
Il est indéniable que les constructions géographiques utilisées par le discours scientifique sur l'autre véhiculent des préjugés, dévalorisent souvent ceux qu'elles cernent et donnent raison à ceux qui proclament qu'on ne peut laisser libres des peuples inégaux à leur destin. La critique s'est étendue à d'autres horizons. Peut-on nier que les visions de l'Italie ont changé radicalement à la fin du XVIIe siècle, à la suite du voyage que le huguenot Misson fait en Italie peu de temps après la Révocation de l'Edit de Nantes (Misson)? On vantait jusque-là la terre des arts, de l'imagination, de la beauté; Misson ne voit plus que l'action d'une église rétrograde qui condamne à la stagnation un peuple pourtant doué. Mais pourquoi ne pas s'interroger aussi sur la manière dont Tocqueville informe la vision occidentale des Etats-Unis (Tocqueville, 1835-1840)? Anatole Leroy-Beaulieu n'a-t-il pas joué un rôle symétrique vis-à-vis de la Russie (1881-1882)? Pourquoi ne pas voir que l'introduction de la notion de Balkans, due en 1808 au géographe allemand A. Zeune, va de pair avec l'idée d'une aire dont l'européanité a été affaiblie et dévoyée par la présence ottomane (Prevelakis, 1994)?
Les constructions intellectuelles que véhiculent les grandes notions géographiques ne sont pas toutes négatives -l'exemple des Etats-Unis le prouve. Elles peuvent changer- comme ce fut le cas pour l'Italie. Parmi les visions dévalorisantes qui ont préparé l'impérialisme européen, il faut faire une place, comme le suggère D. Arnold, à celle des tropiques (Arnold, 1995, 2005). L'idée qu'il s'agit d'un monde soumis à des contraintes si dures que ses populations n'arrivent pas à les surmonter ouvre la voie à toutes les interventions : les Européens -ou les Américains- ne sont-ils pas les seuls à être capables de venir à bout de ces difficultés?
L'entreprise de la géographie postcoloniale apparaît ainsi comme une grande entreprise de purification collective de l'intelligence géographique -et de l'intelligence occidentale. Les hommes de science ont péché en prétendant à l'objectivité alors même qu'ils faisaient œuvre tendancieuse. Les techniques de la déconstruction permettent aujourd'hui de repérer ce qui vient pervertir le discours scientifique : le rôle du chercheur se trouve modifié de fond en comble; il n'est plus d'explorer le réel et d'y découvrir du nouveau; il est de se pencher sur le discours des autres pour dénoncer leurs faiblesses et les malfaçons qui les caractérisent. Est-on au moins sûr que le traitement sera définitif? Nous ne le pensons pas!
Les discours postcoloniaux ont des faiblesses évidentes, à commencer par celui qui a lancé le mouvement, l'ouvrage sur l'orientalisme d'Edward Said (1977, 1993). L'auteur y présente la construction de l'orientalisme comme une entreprise essentiellement française et anglaise; c'est aux Français qu'il s'attaque d'ailleurs le plus volontiers - il y a évidemment eu l'expédition d'Egypte ! Il ne dit presque rien du rôle des orientalistes allemands, dont on sait pourtant le prestige, et la place qu'ils ont tenue dans la construction de nos représentations de la Mésopotamie, de l'Iran ou de l'Anatolie. Pourquoi?
Les discours relatifs à une même aire sont fort divers : pourquoi préférer la construction des tropiques par les Européens de la fin du XIXe siècle qu'évoque D. Arnold, ou celle qu'analyse Jean-François Staszak à propos de Gauguin géographe?(Arnold, 1996 , 2005 ; Staszak, 2003).
Progression et récurrence
Est-il possible d'en finir une fois pour toutes avec les problèmes que pose à la géographie l'étude de l'altérité? Nous ne le pensons pas. La présentation que nous avons faite des différentes approches successivement adoptées en ce domaine s'inscrit dans la grande famille les récits d'évolution : on y suit la progression d'une idée, d'un thème, d'un système de forces depuis des origines, que l'on s'efforce de dater, jusqu'à un épisode final qui clôturera l'histoire -ou si l'on préfère, qui fera sortir de l'histoire cette facette de la culture humaine. C'est la nature même des grands récits historiques de conduire à une conclusion, qui met fin au débat dont ils ont évoqué les péripéties.
L'étude de l'altérité et de sa prise en compte par les géographes peut-elle s'inscrire dans ce temps linéaire? C'est une question essentielle. Est-on enfin débarrassé des préjugés et des préconceptions qui ont longtemps perverti les conclusions proposées par les géographes?
Rien n'est moins sûr. L'évolution est immense depuis les grandes découvertes: l'obstacle de la distance s'est peu à peu amenuisé: il faut vingt-cinq heures d'avion pour aller à l'autre bout du monde, à Auckland, alors qu'il fallait encore un an de circumnavigation à la fin du XVIIIe siècle. Les communications sont devenues instantanées: internet établit le dialogue entre des partenaires qui ne se sont jamais vus et dont le rapprochement aurait encore été hautement improbable il y a quarante ans. En deux siècles d'activité missionnaire en Chine, de 1560 à 1760, les Jésuites ont réussi à envoyer 300 missionnaires dans l'Empire Céleste: c'est moins de personnes que n'en contient un Boeing 747 (Etiemble, 1988)!
L'altérité ne signifie pas la même chose dans le monde d'hier et dans celui d'aujourd'hui: les gens qui diffèrent le plus radicalement de nous ont cessé de nous être totalement étrangers. Des missionnaires, des ethnologues en ont parlé. On connaît leurs mœurs, leurs croyances. Les systèmes de référence s'occidentalisent: les peuples sans écriture utilisent les écrits des premiers Européens qui les aient étudiées comme évidence de l'ancienneté et de la cohérence de leurs coutumes. Le cinéma et la télévision nous donnent à voir et à entendre les quelques groupes qui, au cœur de l'Amazonie ou dans les montagnes de l'intérieur de la Nouvelle-Guinée, avaient échappé, jusqu'il y a peu aux contacts. Rien n'équivaut aujourd'hui au choc des navigateurs qui découvrirent pour la première fois des peuples qui vivent nus et n'ont pas de chefferie, pas d'institutions et pas de religion au sens occidental du terme.
Les voyages de masse démocratisent les contacts: c'est par centaines de milliers, par millions que les touristes européens, américains, japonais, et de plus en plus coréens ou chinois fréquentent l'étranger, apprécient les plages des tropiques et profitent de leur pouvoir d'achat et du manque d'institutions répressives pour assouvir leurs pulsions avec des prostituées ou de malheureux enfants.
L'impact de la mobilité généralisée: la dialectique du visible et du caché
La prise de conscience de l'altérité se modifie avec la densité accrue des contacts et l'uniformisation apparente des façons de vivre : on a de moins en moins de chance de s'étonner de la tenue, des habitudes alimentaires ou façons de se réjouir et de se distraire des populations que l'on rencontre. Le jean est porté partout. Le pain, et le steack-frites européen ou le hamburger américain côtoient dans les grandes villes des cuisines "ethniques", italienne, grecque, marocaine, indienne, thaïe, chinoise, japonaise, si bien que les habitudes alimentaires finissent, en dépit de la publicité, de ne plus être de nulle part. L'anthropophagie a été partout pourchassée, et les fantaisies sexuelles que l'on ne prêtait qu'aux peuples les plus excentriques sont pratiquées au vu et au su de tout le monde dans les pays modernes.
Les géographes qui s'intéressaient hier à l'altérité pouvait s'arrêter à ses formes visibles: elles interpellaient l'observateur étranger. Elles n'avaient pas été faites pour lui, mais pour les populations concernées. Il était difficile de les interpréter, non pas qu'elles cherchent à dissimuler la vérité du groupe à ceux qui n'en faisaient pas partie, mais parce qu'elles reflétaient des fonctionnements dont on n'avait pas idée, et des valeurs totalement étrangères.
La banalisation de ce que saisit le regard rend plus difficile l'appréhension de l'altérité: les contacts conduisent les gens à se copier en surface, mais ne modifient pas nécessairement leurs convictions intimes et les rouages en œuvre dans le corps social où ils vivent. Il peut se produire ce qui est arrivé dans le Middle West américain dans le courant du XIXe siècle: tous les immigrants acceptaient de vivre dans le paysage géométrique du grid pattern, de se loger dans des maisons construites sur charpentes claires (balloon frame) répondant partout aux mêmes plans standards, d'utiliser l'anglais dans la vie publique et de s'habiller de la même manière, mais leurs liens familiaux demeuraient conformes aux modèles du pays d'origine; ils pratiquaient leurs religions dans des églises, des temples ou des chapelles où l'on employait leurs langues et où l'on respectait les rituels auxquels ils étaient accoutumés. L'altérité n'avait pas disparu, même si elle avait spectaculairement régressé, mais désormais, elle se dissimulait.
Communication et rapports inégaux
Lorsqu'on pense aux avantages qui ont permis aux Européens de s'imposer un peu partout dans le monde, c'est la maîtrise de la navigation et la possession des armes à feu à leur que l'on évoque surtout. On oublie le rôle qu'a tenu leur aptitude à communiquer à distance. L'Européen qui voyage n'est coupé du monde où il évolue d'habitude que lorsqu'il pénètre dans l'inconnu -mais il s'ingénie à établir aussitôt que possible des liens avec ses bases arrières. S'il est missionnaire, des navettes s'établissent entre lui et les églises ou les ordres qui l'envoient. S'il est commerçant, il expédie vers ses correspondants ce qu'il a acheté, et en reçoit ce qu'il vend. S'il est marin, il crée une base navale, qui reçoit régulièrement la visite de bâtiments de la flotte nationale. S'il est soldat, il construit un fort, où séjournent les détachements chargés de le soutenir et d'étendre le contrôle.
Lorsque des Européens ont maille à partir avec la justice des pays dans lesquels ils séjournent, ce qu'ils ne supportent pas, c'est d'être tenus dans l'ignorance des charges que l'on retient contre eux, des procédures à suivre, des peines qu'ils encourent. S'ils réclament l'intervention de leurs Etats, c'est pour obtenir les informations sans lesquelles ils se sentent en position d'infériorité, et si possible, pour se voir juger dans des tribunaux mixtes où ils ne se sentiront plus menacés.
Lorsque l'Européen communique avec son pays d'origine, il est maître des informations qu'il y envoie : il se garde bien de parler des exactions qu'il commet, des manquements aux règles du savoir-vivre local dont il est responsable, et des profits qu'il tire de transactions inégales parce que faites de mauvaise foi et souvent, sous la menace des armes. Tous les manquements dont ils sont victimes, toutes les injustices commises à leur encontre sont au contraire signalées. La situation est fondamentalement inégale, parce que les populations concernées par les contacts européens sont incapables de se faire entendre dans les pays d'où viennent ceux qui les pillent ou les ruinent.
La situation évolue cependant. Cela tient aux expatriés eux-mêmes: beaucoup ne sont pas venus simplement pour s'enrichir facilement; leur conscience s'accommode mal de ce qu'ils voient faire autour d'eux. Certains ont le courage et les moyens de le faire savoir dans leur pays d'origine : le plaidoyer de Barthélémy de Las Casas en faveur des Indiens commence quelques années à peine après la conquête de l'Empire aztèque par Mexico.
La situation demeure cependant très inégale tant que les informations en retour sont acheminées par les colons eux-mêmes. La création d'une presse indépendante fait évoluer la situation à la fin du XVIIIe siècle : c'est parce que la London Missionary Society s'insurge contre les trafics esclavagistes, qu'elle le fait savoir à Londres, et que la presse se fait l'écho de ses prises de position, que le gouvernement britannique interdit la traite. Plus près de nous, le voyage au Congo d'André Gide fait brusquement prendre conscience à une partie de l'opinion française de la manière dont les Noirs sont traités par les sociétés européennes qui opèrent en Afrique Equatoriale Française (Gide, 1924).
Un seuil est franchi lorsque les élites indigènes se sont suffisamment familiarisées avec les langues, les mentalités et les savoir-faire européens pour mobiliser les médias occidentaux et les mettre de leur côté : c'est le rôle éminent de Gandhi, ce brillant avocat formé à Cambridge, rompu aux pratiques du barreau britannique en Afrique du Sud, et qui comprend l'écho que pourront avoir outre-Manche des actions nationalistes non violentes. En France, c'est dans l'entre-deux-guerres que la mutation se produit, lorsque, élèves à l'Ecole Normale Supérieure, Aimé Césaire et Léopold Cedar-Senghor inventent la négritude.
La dernière étape est contemporaine. Avec les voyages meilleur marché et rapides, avec les médias modernes, internet en particulier, il est difficile de taire longtemps ce qui se fait loin de Londres, de New York, de Paris ou de Tokyo. Les dictateurs le savent bien, qui calculent que le black out qu'ils essaient établir ne durera au mieux que quelques mois (Badie, 2002): ils en tirent la conséquence, et appliquent sauvagement et aussi vite que possible les mesures qui leur permettront de venir à bout de leurs adversaires - mais l'opinion publique internationale finit désormais toujours par être informée : les massacres de Bosniaques par les Serbes -ou par les Croates- sont vite dénoncés.
Est-ce à dire que dans le monde où nous vivons, la source d'inégalité fondamentale que constituait l'accès différentiel à l'information et à la communication ait disparu? Non: les médias modernes permettent de court-circuiter les lourdes structures pyramidales, entreprises privées ou administrations publiques, corps diplomatiques en particulier, qui se chargeaient d'acheminer les nouvelles d'un pays vers l'extérieur; ils échappent du même coup aux actions de censure auxquelles ses structures se livraient. Mais tout le monde n'a pas accès de la même façon à internet. Une des forces d'Al Qaida dans le monde actuel, c'est qu'il existe de par le monde une intelligentzia musulmane assez nombreuse pour tirer pleinement parti des possibilités offertes par les nouveaus réseaux. Dans la plupart des cas, en Afrique sud-saharienne ou dans certains pays d'Amérique du Sud en particulier, seules les ONG sont capables de faire connaître ce qui se passe réellement sur place: elles sont donc en position de force. Elles en tirent une influence certaine, et des possibilités d'action qui échappent à tout contrôle.
Les conditions qui permettent aux nouveaux venus, même lorsqu'ils sont animés de bonnes intentions, de profiter et d'abuser de leur situation, n'ont qu'un temps: l'évolution des techniques finit par faire disparaître celles qui étaient courantes à un moment donné. Mais les configurations nouvelles qui naissent des technologies modernes, et qui jouent un rôle essentiel dans la libération des peuples, peuvent aussi les asservir.
Construction et réification de l'autre
S'intéresser aux autres pour les comprendre est une excellente chose: aucun argument moral ne permet de condamner la curiosité désintéressée. Quoi de plus normal, lorsqu'on découvre la misère des gens, leur dénuement, le manque cruel de techniques à leur disposition, que d'essayer de les aider? L'action en faveur des populations étrangères est louable. La générosité des Occidentaux et des Japonais pour venir en aide des victimes du tsunami du 27 décembre 2004 a été magnifique. Les seules critiques que l'on puisse formuler à son égard, c'est d'avoir été sans doute trop sélective, d'avoir réagi à un drame surabondamment couvert par les médias, alors que l'on avait ignoré par le passé des situations aussi difficiles, mais qui n'étaient pas aussi spectaculaires.
Qu'on le veuille ou non, l'étude des autres par les sciences sociales peut cependant avoir des conséquences négatives. Pour celui qui essaie de démêler l'écheveau complexe des relations institionnalisées dans un groupe social, le jeu des dons et des contre-dons, les fondements des rituels qu'il observe, rien de plus naturel que de renoncer à porter sur les autres un jugement moral. C'est ce que l'anthropologie culturelle américaine des années 1920 a fait comprendre. En opérant à sa manière, on évite de mêler l'étude du groupe et la condamnation ou l'exaltation de ses mœurs ou de ses façons d'être. Il est regrettable qu'il ait fallu attendre aussi longtemps pour que la neutralité morale du chercheur soit erigée en impératif méthodologique.
Dès que la recherche est terminée, elle échappe cependant à celui qui l'a conduite. Même s'il a évité de réifier la société qu'il étudiait en suspendant son jugement moral, il ne peut empêcher ceux qui le lisent de le faire à sa place. Croit-on que les lecteurs resteront sans réagir devant la description de certaines mœurs? Le succès de Coming of Age in Samoa de Margaret Mead n'est-il pas venu de la facilité avec laquelle les jeunes lecteurs s'identifiaient avec des groupes où l'amour entre adolescents paraissait ne pas poser de problèmes et se dérouler librement (Mead, 19)? Beaucoup ne sont-ils pas rebutés, à l'inverse, par les rituels d'initiation que beaucoup de groupes infligent à leurs jeunes? Tous ceux qui ont le sens des affaires ne peuvent que réagir négativement quand on leur décrit des sociétés où l'égalitarisme est si fort qu'il décourage l'initiative et l'activité.
Conclusion
Ce que nous avons essayé de montrer ici, c'est qu'il ne suffit pas de banir toute considération morale de l'étude de l'autre et de déconstruire les analyses qui ignoraient encore ce principe pour absoudre les sciences sociales des usages douteux qu'on a pu en faire.
L'exploitation n'a pas besoin de doctrine abstraite pour se développer : elle naît des situations d'inégalité que la répartition des savoirs et des savoir-faire crée à un moment donné; elle est d'autant plus forte que les contacts entre cultures s'établissent entre des niveaux plus différents. L'étude critique des savoirs de l'altérité ne peut reposer sur un modèle qui affranchirait définitivement la connaissance scientifique de toute déviation condamnable. Elle impose que soit examiné, dans chaque cas et à chaque époque, comment la curiosité pour l'autre, les efforts pour le comprendre et pour l'aider vont de pair avec son instrumentalisation, sa transformation en objet, sa manipulation et son exploitation. L'esclavage a été aboli. Mais quid des patrons qui dérobent à leurs employés leurs passeports pour mieux les exploiter? Quid du développement éhonté de la prostitution dans certains pays? Quid de l'abus fait par certains des employés des ONG, de la puissance que leur confère les vivres et les médicaments qu'ils distribuent ou les visas qu'ils peuvent aider à obtenir?
Dans un monde où les conditions de circulation et de communication sont devenues moins inégales, ne convient-il pas de s'intéresser davantage à la manière dont les citoyens de pays longtemps démunis et faibles s'y prennent pour vivre aux crochets de pays plus prospères, ou pour menacer leur sécurité et leur tranquillité?
Pour faire avancer la compréhension du monde, il ne suffit pas d'examiner de manière critique les discours qui ont été écrits sur lui, il faut en créer de nouveaux et les nourrir de faits qui collent aux réalités du temps présent.
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Fecha de recepción: 18 de marzo de 2008.
Autor invitado para la presentación del artículo.